jeudi 19 mai 2011

Lettre à Christian Cavaillé

GRAVITES

de Christian CAVAILLE

Ed. l'Harmattan



Il m'a fallu du temps pour entrer dans "Gravités". Plus en tout cas que pour "Instances accrues".
J'ai sans doute été gêné par le brio de la performance stylistique comme si la forme éblouissait le regard et le rendait aveugle à l'essentiel.
Ah funambule, illusionniste, magicien ! Batteur de cartes, brouilleur de pistes ! Craignais-tu donc tant que l'on te suive dans tes labyrinthes : jusqu'au point où l'on est nu devant son propre miroir ? Produiras-tu jusqu'à la fin des tragédies en forme de comédies musicales ? Est-ce une autre façon de te moquer de toi-même, de voiler le fond tragique - réellement - par l'éclat, la pirouette, la jonglerie facétieuse ?
Tu fuis les lignes droites, les perspectives rectilignes, les périodes, les symétries... Vite, vite, tu multiplies les brisures, les tournants, les chausse-trapes du sens et du reflet, tu agences, coudes et casses le phrasé, tu reviens sur tes pas, sautes à pieds joints pour tromper l'éventuel impudent qui voudrait te prendre en filature, changes de rive sans les pierres du gué, sautes périlleusement par-dessus les feux de l'intelligence, les étincelles, poursuis les météores : voleur de feu qui voudrait faire croire qu'il n'est question que d'allumettes là où le volcan est embrasé.
Quand d'autres ornementent les ornières, tu aggraves l'humour noir des tracés, des traces plutôt, pour faire croire que le pas fut léger qui faisait mine de n'aller nulle part, ce pas, pourtant qui va là. 
Là où "il s'évertue dans le vice des formes
            à circonvenir l'attrait du néant".
Là où, la vague ayant emporté les armures, se trouvent "les mots nus".
Il faut lire tes vers sous les couches d'oubli, franchir l'entrelacs grillagé des virtuosités formelles, franchir les barres et les abrupts jusqu'à trouver la plage blanche de sable, la clairière où chante l'oiseau, laisser se taire les stridences des ruptures et des dissonances : on y trouve en récompense le chant profond.
Tu chantes pour dire le temps, ses merveilles et ses sanglots. 
Tu craignais d'avoir l'air de te prendre au sérieux. Et sous ce faux-semblant d'excuses et d'humilité, tu dis la musique du monde, le frémissement du soi. Ton "geste la sauve de la mort sûre", cette "petite voix blanche". Sous le jeu pervers de la forme qui, à ce point, devient alors, elle aussi, poésie pure, chose délicate et fragile, si fragile qu'on en tremble, (exactement comme chez Soulages la plaque de cuivre n'est plus le support anonyme du sujet gravé mais devient le sujet même du graveur), tu parviens à dire le fond de l'émoi, comme par hasard, par accident, comme malgré toi, sans y penser. Et c'est là, une suprême élégance. Dans ces gravités légères se cachent les points d'équilibre.
Ah oui ! il "importe" d' "aller savoir".

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